ON A CUISINÉ… Bernard Romagnoli avec Jacques & Laurent Pourcel

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Une vie de goût, de rencontres et de transmission.

À 67 ans, Bernard Romagnoli a déjà vécu plusieurs vies. Propriétaire des Halles 610 à Jacou et des Halles Védasiennes – qui ouvriront en septembre prochain –, il est avant tout un homme de passions : la gastronomie, les belles rencontres et la transmission. Marqué par ses racines provençales et corses, il a passé trois décennies chez LVMH avant de revenir à l’essentiel : le produit, les êtres et les moments qui comptent. Rencontre avec un homme sincère, sensible et touchant, dont la vie est rythmée par des souvenirs intenses, des émotions profondes et une volonté farouche de partager.

Vous êtes né en Provence, avec des origines italiennes et corses. Quel est le premier souvenir gustatif qui vous revient de votre enfance ?

Le premier, c’est la truffe. Je devais être jeune adolescent. J’étais chez ma tante, à Carpentras. Elle avait coupé au moins 3 kilos de truffes dans un saladier en fines lamelles. Deux gouttes d’huile d’olive, du gros sel, et c’était prêt. On était sept ou huit à table. Cette explosion en bouche est restée gravée. Une intensité telle que je ne l’ai jamais retrouvée. C’était la seule fois de ma vie où j’en ai mangé autant d’un coup. Ce souvenir est toujours là, aussi fort qu’à l’époque.

Vous avez passé trois décennies dans l’univers du champagne chez LVMH. Y a-t-il une bouteille, une rencontre ou un moment qui a marqué votre carrière ?

Ce qui me marque avant tout, ce sont les rencontres. Mais s’il y a un moment que je n’oublierai jamais, c’est cette dégustation avec Pierre Gatti, mon patron de l’époque. Il voulait que je comprenne ce qu’était Krug. Il a ouvert une bouteille, versé dans des verres à vin – jamais de flûte pour le champagne, c’est du vin avant tout – et on a attendu. Pendant deux heures, on a observé le vin évoluer : des notes d’agrumes au début, puis la brioche beurrée, la poire, le cuir. Krug, c’est le champagne qui commence là où les autres s’arrêtent. Ce moment m’a marqué. Et puis, pour mieux comprendre, j’ai fait les vendanges. Je voulais voir de mes propres yeux ce que cela signifiait. C’était essentiel pour moi.

Y a-t-il une association improbable qui vous a surpris et que vous conseillez ?

Le Roquefort avec un vin blanc gras. Honnêtement, j’étais sceptique. Pour moi, le fromage, c’était vin rouge. Et puis un jour, on m’a fait goûter… Quelle surprise ! Le gras du vin enveloppe le sel du fromage, cela crée un équilibre incroyable. Comme quoi, il faut savoir se laisser surprendre.

Y a-t-il un plat ou une création culinaire qui vous a bouleversé ?

Oui, les morilles farcies au foie gras, cuisinées dans de la crème avec du vin jaune. Un ami chef me l’a fait découvrir. Il m’a dit : “Tu vas voir, ça a l’air simple, mais ça va te retourner”. Et il avait raison. Ce plat est devenu mon plat fétiche. Riche, généreux, gourmand… Il raconte la cuisine que j’aime : sincère, sans prétention, mais qui laisse une empreinte.

Vous avez participé à Un Dîner Presque Parfait… Et vous avez gagné ! Racontez-nous cette expérience…

C’est ma fille qui s’était inscrite à la base, sauf qu’elle ne cuisine pas ! Alors la production m’a appelé. Moi, je partais voir mon fils en Chine. Pour le casting, je me suis filmé dans une grotte à Shanghai – je vous laisse imaginer la scène… Ils ont adoré ! J’ai organisé le dîner chez moi, dans ma cave. J’avais préparé une grande table, des fleurs fraîches, des bougies… et surtout de la bonne bouffe et du bon vin. Pas de chichi, juste du vrai. On a rigolé toute la soirée, c’était super convivial. Dans la vie, il faut être sincère, ne pas jouer un rôle. Les personnes le sentent, ça. J’ai gagné, mais au final, ce que je retiens, ce sont les rencontres et les moments partagés. Ça, ça vaut plus que n’importe quel trophée.

Si vous deviez choisir un repas parfait pour séduire quelqu’un à table, quels seraient le menu et l’accord vin idéal ?

En entrée, je ferais un foie gras mi-cuit maison, avec un bon verre de Sauternes. Simple, efficace. Après, je sortirais mon poulet aux morilles avec du vin jaune. Ça, c’est un plat qui parle à tout le monde, ça réchauffe le cœur. Et avec ce plat, un Mercurey, parce que c’était le vin préféré de ma femme… alors forcément, ça a du sens pour moi. Et en dessert, rien de trop lourd : une poire pochée au vin rouge, histoire de finir en douceur. L’idée, c’est de faire plaisir, de partager. Séduire à table, c’est ça : offrir un moment sincère.

Votre projet des Halles 610 est né d’une envie de transmission et de retour aux produits authentiques. Quel a été le déclic pour vous lancer ?

J’avais envie de travailler des produits qui ont une âme. Un jour, je mange une viande dans un grand restaurant, incapable de dire si c’était du veau ou du poulet. Je me suis dit : “Là, on a perdu quelque chose”. J’ai voulu revenir à l’essentiel. Offrir un lieu où le produit est au centre, où les gens peuvent rencontrer ceux qui cultivent, élèvent, fabriquent. Avec mon gendre Greg, on a monté les Halles 610 à Jacou, et bientôt les Halles Védasiennes. L’idée, c’est la simplicité, la qualité, le lien humain.

Comment sélectionnez-vous les concepts qui intègrent les Halles ? Quels sont les critères incontournables ? 

La passion. Si je sens que la personne est là uniquement pour faire du chiffre, ça ne m’intéresse pas. Je veux voir des yeux qui brillent quand elle parle de ses produits. On goûte tout, on échange. Si le feeling passe et que le produit est bon, alors ça fonctionne. Et on cherche la diversité, mais toujours avec la même exigence : du vrai, du bon, du respect du produit. Les consommateurs veulent savoir ce qu’ils mangent, rencontrer ceux qui produisent. Et puis il y a l’ambiance. C’est chaleureux, convivial. On veut que le lieu respire la vie, que les clients se sentent bien, qu’ils reviennent parce qu’ils s’y sentent comme chez eux.

Y a-t-il un produit rare ou une pépite gastronomique que vous avez découvert et que vous voulez absolument faire connaître ?

Le thon de Nico. Il vous ramène un poisson de 200 kilos pêché la veille. Rien à voir avec ce que l’on trouve dans le commerce. Et le vin jaune… encore trop méconnu. C’est un vin incroyable, qui mérite qu’on le découvre. Je trouve que tout le monde devrait y goûter au moins une fois.

Si vous deviez donner un seul conseil à quelqu’un qui veut apprendre à bien associer mets et vins, quel serait-il ?

Il faut goûter ! C’est ça, le conseil. Goûter, essayer, se tromper, recommencer… Il n’existe pas de règle gravée dans le marbre. On peut te dire que tel vin se marie avec tel plat, mais si toi tu ressens autre chose, écoute-toi. Le vin et la bouffe, c’est d’abord du plaisir, pas des codes. Si tu prends du plaisir, c’est que tu as trouvé le bon accord.

Vous êtes papa de trois enfants : avez-vous réussi à leur transmettre votre passion du goût et des bons produits ?

Oui, et c’est ma plus grande fierté. Mes enfants sont tous impliqués dans les Halles. Ils ont grandi avec le respect du produit. Lors d’un stage sur les arômes, on nous a fait sentir une multitude de choses. Je prends le tilleul… et là, les poils se sont dressés. C’était immédiat, sans comprendre pourquoi. Plus tard, je raconte ça à ma mère. Elle me dit : “Tu es né en juin, tu faisais ta sieste sous le tilleul de ton grand-père”. Ça m’a bouleversé, ce souvenir que j’avais oublié mais que mon corps, lui, avait gardé. C’est resté tellement fort que plus tard, j’ai écrit un livre. C’est ma vie, avec mes souvenirs. Pas un roman, juste des choses que je voulais dire à mes enfants, que je n’avais peut-être jamais su leur raconter. Des souvenirs d’enfance, des moments marquants, des anecdotes sur mon parcours, mes émotions… Tout ce que je voulais qu’ils sachent. Je le leur ai offert à Noël, sans rien dire avant. On a passé une heure à le lire ensemble… Il y a eu des rires, des larmes. C’est leur héritage, ce que j’avais besoin de leur transmettre.

Si vous pouviez partager un repas avec trois personnalités – vivantes ou disparues – autour d’une belle table, qui choisiriez-vous et pourquoi ?

En 2003, nous sommes partis avec mon épouse au Maroc accompagnés de Laurent, Jacques et Olivier, nous sommes amis depuis longtemps. Ma femme venait d’apprendre qu’elle était condamnée… c’est un souvenir qui me bouleverse encore. Au lieu de sortir au restaurant, nous dînions le soir sur place, nous avions une cuisinière incroyable. Eh bien, si je pouvais revivre l’un de ces dîners, je le ferais sans hésiter.