« Allo Cheffes ! »

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Lorsque que j’ai commencé à explorer l’univers de la gastronomie, j’ai été surprise de voir à quel point les femmes étaient présentes, mais peu visibles. Ghislaine Arabian, Anne-Sophie Pic, Hélène Darroze, Dominique Crenn, Laëtitia Rouabah, Amandine Chaignot, Stéphanie Le Quellec, Moko Hirayama, Chloé Charles, Fanny Herpin, Manon Fleury, Kwen Liew, Nadia Sammut, Tatiana Levha, Julia Sedefidjan, Anne Majourel… Loin des clichés, les pianos déclinent pourtant leurs virtuoses au féminin. 
Le monde de la gastronomie semble avoir longtemps refusé de donner leur place aux femmes chefs. Est-ce encore la réalité ? Y a-t-il un manque de représentation dans les médias ? Comment se fait-il qu’il y ait autant, sinon plus, de filles que de garçons dans les écoles hôtelières, mais que bien moins se retrouvent à des postes élevés à la sortie ? Autant de question auxquelles nous avons essayé de répondre en toute objectivité.

UNE LONGUE TRAVERSÉE DU DESERT
Traditionnellement, les femmes sont souvent celles qui font la cuisine à la maison. Historiquement, elles n’ont pas toujours été si rares au tableau d’honneur de la gastronomie, comme en témoigne la réputation des mères lyonnaises de l’entre-deux guerres : en cuisine, elles sont nombreuses et réputées à l’image de La Mère Brazier ou de La Mère Poulard. Pourtant, elles disparaissent petit à petit du paysage de la haute gastronomie française.
Depuis Eugénie Brazier en 1933, il aura fallu attendre 74 ans, pour qu’une femme– Anne-Sophie Pic – reçoive une troisième étoile. Des années 1960 aux années 1980, rares sont les femmes chefs. Simone Lemaire Caragiale fut l’une des seules à se battre dans les années 70 pour féminiser la profession. En 1995, Ghislaine Arabian obtient deux étoiles.
Elles sont pourtant en vedette dans l’édition et à la télévision. L’ouvrage Je sais cuisiner de Ginette Mathiot est un best-seller vendu à cinq millions d’exemplaires. Après un manuel de recettes pour la marque Seb, vendu à plus de dix millions d’exemplaires, Françoise Bernard a publié une quinzaine d’ouvrages dont Recettes Faciles. Restauratrice dans les Landes, Maïté est apparue sur FR3 en 1983. Elle a animé « La Cuisine des Mousquetaires », puis « À Table » jusqu’en 1999. Après Teva, TF1 et Cuisine +, Julie Andrieu s’est quand à elle illustrée dans « Fourchette et sac à dos » sur France 5, avant de rejoindre France 3 pour « Les Carnets de Julie ».

UNE ABSENCE DE VISIBILITÉ
« Les femmes ne sont pas médiatiques parce que les médias ne parlent pas d’elles », juge la journaliste Maria Canabal, qui a lancé le Parabere Forum, une plateforme internationale indépendante qui offre une tribune aux femmes sur les sujets majeurs liés à la gastronomie. Selon elle, le frein à leur présence vient de « stéréotypes très ancrés ». Ce manque dans le paysage médiatique donne alors lieu à un début de prise de conscience. Dès le milieu des années 2000, un vent nouveau souffle sur la cuisine française. Médiatisation des grands chefs, émissions de téléréalité à foison, la cuisine, n’a jamais été aussi tendance et attire une nouvelle génération de femmes fermement décidées à ne plus jouer les seconds rôles.

UNE PRISE DE CONSCIENCE
Cette absence de visibilité sera même le sujet d’un documentaire, celui de Vérane Frédiani, « À la recherche des femmes chefs » sorti en 2017. Selon elle, « le problème n’est pas qu’il n’y a pas de femmes en cuisine : c’est qu’on ne sait pas les chercher. » Partie aux quatre coins du monde, elle donne la parole à des dizaines de cuisinières, productrices artisanes, sommelières, entrepreneuses, qui explore le pourquoi et le comment d’un déséquilibre profond. Elle pose sans cesse la même question: pourquoi parle-t-on si peu des femmes en gastronomie? Des cuisines aux bancs d’école, les réponses fusent avec passion. Car c’est surtout ce qui se dégage de ce documentaire: la ferveur des ces femmes pour leur univers, leur métier, leur rôle dans ce milieu et dans la société.

UN SUJET SENSIBLE
« Shame on you ! » sont les mots qui barrent, sur le compte Instagram du Parabere Forum, la photo de la cérémonie du Guide Michelin 2018. Pourquoi ? Sans doute parce que cette année, la goutte d’eau fait déborder un vase bien plein. Et cela s’explique en quelques chiffres. Marraine de cette édition 2018, Anne-Sophie Pic est aujourd’hui la seule femme à la tête d’un établissement trois étoiles en France. Seuls 17 des 621 restaurants étoilés ont une chef à leur tête. En 2017, une seule femme figurait dans les 70 nouveaux étoilés, aucune en 2016. Sur les 66 étoiles décernées cette année, seules deux chefs sont concernées. Au « détail » près que leurs noms ne figurent pas sur la liste officielle. Sous prétexte qu’elles tiennent leurs  établissements en couple, seuls leurs  compagnons y apparaissent. Qu’elles soient chefs, journalistes, activistes ou observatrices, cette attitude d’un autre temps a déclenché les passions. Vérane Frédiani et la journaliste et auteur culinaire, Estérelle Payany ont même décidé de recenser dans un guide toutes les chefs de nos cuisines françaises. Et la liste est longue.
Organisation chef

UNE QUESTION DE TEMPS
Les femmes ne sont pas forcément des chefs de cuisine, mais elles sont de plus en plus présentes dans les écoles – et parfois majoritaires dans les formations de pâtisserie – et dans les cuisines. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’elles ne soient plus nombreuses à le devenir sans attendre une reconnaissance officielle. Certaines se lancent et ouvrent leur propre restaurant. D’autres respectent la tradition ou recherchent l’innovation… Toutes, en tout cas, ont leur signature. Dans les métiers de la pâtisserie elles sont d’ailleurs nombreuses à sortir du lot comme Claire Heitzler, Nina Métayer, Christelle Brua …
Idem dans les métiers de la sommellerie.

PLUS QU’UNE HISTOIRE DE PARITÉ
Ce manque de visibilité aurait tendance à opposer hommes et femmes. Pourtant, ils sont indéniablement complémentaires. Il n’y a pas de cuisine féminine ou masculine, il y a juste une bonne ou une mauvaise cuisine. Le véritable enjeu de ce débat ne réside pas dans une quête de parité absolue mais bel et bien dans la valorisation de la profession. Les femmes doivent apprendre à se coopter et à occuper davantage le terrain. Les hommes doivent être les ambassadeurs du travail de leurs consœurs. Toutes honorent le grand art de la cuisine à égalité avec les hommes… mais est-il nécessaire de le préciser ? Ont-elles définitivement conquis leur place dans la haute gastronomie française ? Les années à venir le diront. Pour l’heure, c’est un joli frémissement.

TEXTE MARIE GINESTE